CHAPITRE V

Des tours-cadran et des tours-cadran…

C’est là la seule mesure du temps pour les cosmonautes, puisqu’il est plus relatif qu’ailleurs dans les contrées incommensurables du grand vide.

Combien de ces tours-cadran ? Les malheureux passagers de l’île spatiale désemparée seraient bien incapables de le dire.

L’ennemi inconnu a réussi son mauvais coup. Désorientée, privée de gravitation artificielle, l’Inter s’en va, déjà loin de l’orbite lunaire, dérivant, à ce que croient Flower et ses officiers, vers la zone des astéroïdes.

Les génératrices sont à peu près mortes. L’instabilité a provoqué de nombreux accidents. Tous sont dans un état affreux, l’apesanteur agissant dangereusement sur les organismes déstabilisés. Les morts s’accumulent et les soubresauts de la malheureuse planète artificielle ont multiplié les blessures.

Partout sang, vomissures, voire cadavres, parmi les débris de toute sorte, les parois éventrées, les planchers crevés, les appareils fracassés.

On souffre de la faim, du froid aussi. La thermie est annihilée, si bien que, petit à petit, le grand froid spatial envahit l’immense épave.

Cependant il existe encore à bord un péril plus grand sans doute. On n’a pas réussi à stopper le fonctionnement de la sphère prismoïde dont le mécanisme a été déclenché dès les premiers coups de boutoir de l’invisible adversaire.

Si bien que les ondes infernales continuent à sévir et que ces relents du passé se répandent un peu partout, de façon anarchique, créant de regrettables névroses chez certains membres de l’équipage.

En effet, si beaucoup peuvent être simplement agacés par ce film lancinant, ces images envahissantes, d’aucuns s’y retrouvent, revoient leurs propres agissements, si bien que, selon les cas, les uns y retrouvent une certaine satisfaction alors que d’autres en sont gênés, parfois épouvantés.

Une secousse plus forte que les précédentes a précipité dans un compartiment voisin du poste de commandement les occupants du laboratoire, lequel a été totalement bouleversé, à cela près qu’inexplicablement l’invention de l’équipe Baslow a été non seulement protégée, mais encore qu’elle continue à fonctionner.

Flower, mal en point, flottant comme un poisson agonisant, a supplié Baslow de mettre un terme à cette invasion spectrale. Le professeur ne le sait que trop, pour cela, il faudrait avoir accès au labo, lequel, en raison de la position de l'inter qui a totalement basculé, se trouve en une zone difficile d’accès, un véritable conglomérat de débris barrant les couloirs.

Éric, Yal-Dan, Karine, en compagnie de Marts auquel ils tentaient de porter secours, se sont retrouvés à proximité de Flower, de Baslow, des timoniers et des astronavigateurs.

Ils saignent, ils geignent, tant les nausées leur tordent les entrailles. Ils sont effarés parce qu’on entend aussi les râles des agonisants, les cris douloureux de blessés auxquels on ne peut venir en aide, tous et toutes stagnant lamentablement dans l’apesanteur.

Toute communication radio ou télé est impossible. C’est le silence et il n’a pas été loisible d’entrer en contact avec les stations terrestres ou lunaires, les autres îles spatiales de cette contrée du système solaire.

Sans doute la catastrophe a-t-elle quand même été perçue et signalée et on espère vaguement que des astronefs de secours viendront. Mais quand ?

Et encore faudrait-il que la position de l’Inter soit convenablement signalée. Car cet engin monstrueux qui a plusieurs centaines de mètres de diamètre et paraît si impressionnant n’est jamais qu’une parcelle dans l’immensité et devient difficilement détectable.

Que devient l’astronef fantôme, aperçu peu avant la catastrophe ? Il est impossible de le savoir. Nul ne doute que c’est là le coupable, le navire qui porte ces invraisemblables ennemis dont le but demeure obscur. Encore que Baslow et son équipe aient leur idée là-dessus. Une puissance inconnue ne veut-elle pas s’emparer du secret des ondes infernales ? Si cela est, le moins qu’on puisse dire est que ces gens-là ne reculent pas devant les pires moyens.

En attendant, c’est le désastre. Grotesques ludions, les officiers et les laborantins se sont tant bien que mal rapprochés en se cramponnant, tantôt les uns aux autres, tantôt à n’importe quelle aspérité de l’installation.

Flower râle :

— Nous allons tous devenir fous… si on ne… met pas fin…

— Je sais ! éructe Baslow. La sphère continue et… ces visions… ces visions…

Il est mal à l’aise, autant moralement que physiquement. Il est de ces grands savants victimes de leur invention, de leur génie. En son crâne sont soigneusement enfermés tous les secrets des ondes infernales, qu’il a si brillamment collaboré à asservir.

Et maintenant ces ondes se répandent, n’importe comment, achevant de semer le désordre parmi les naufragés de l’espace.

Marts est un des plus malheureux. Il se plaint d’entendre sans arrêt la cloche de brume, sinistre signal de son remords. Il croit, en permanence, refaire le geste meurtrier et, s’il n’était pas privé de moyen d’action, si ses mouvements n’étaient que les gauches soubresauts d’une sorte de flotteur, il se briserait le crâne contre une paroi.

La cloche de brume… les autres peuvent aussi l’entendre, car outre les images, la sphère diffuse des sons, moins évidents sans doute, mais constituant une sorte de murmure lancinant, où des mots, des vibrations inconnues, des bribes de phrases en toutes les langues cosmiques déferlent sur les malheureux.

La rigueur scientifique ne perdant jamais ses droits, Baslow et ses aides en arrivent à cette conclusion curieuse que les ondes infernales ont cette particularité de refléter le passé d’un individu précis, et présent. Si bien que la sarabande infernale qui a envahi l’épave représente exactement l’ensemble des souvenirs afférents aux membres encore vivants de l’équipage, à l’exclusion de toute autre personne.

Ce qui corrobore les expériences passées et ce qui a été observé avec Marts.

Ce qui, également, l’a perdu à bord du Pélican. C’est de lui-même qu’émanaient, parle truchement des ondes (et la sphère prismoïde alors que l’Inter survolait le golfe de Gascogne) les visions montrant son propre crime.

— Il faut en finir… Stopper la sphère !

— Mais le département… labo… est inac…cessible…

— Il faudrait aussi rebrancher la gravitation !

— Impossi…ble… Tout… détruit !

Un des officiers, évoluant comme une baudruche ridicule, gémit entre deux crachements de sang :

— Nous sommes… plus faibles… que des bébés… et on voudrait…

Baslow tente d’aspirer un peu d’air. Ses poumons contractés lui font horriblement mal. Il réussit à dire, en phrases coupées de hoquets, qu’on retrouverait tout de même un peu de calme si l’émission spectrale cessait. Après tout, plus d’un cosmonaute a déjà vécu en apesanteur, en dépit des dangers que cela suppose.

Éric a le vertige, mais il râle :

— Je vais tenter… d’y aller…

Karine, dont les beaux cheveux blonds dénoués évoluent autour d’elle avec une grâce curieuse (elle est si belle qu’elle échappe au grotesque général) le regarde avec admiration. Un peu de crainte aussi :

— Tu voudrais… ?

— Je le comprends, dit la petite voix acidulée qui appartient à Yal-Dan.

Les deux femmes flottantes se regardent. Compagnes de la science, sans doute. Mais n’existe-t-il pas entre elles une certaine rivalité ? Éric…

Alors une voix rauque halète :

— Je vais avec vous…

C’est Marts. Il sait qu’entreprendre une randonnée à travers l’épave et tous ses dangers n’est pas une sinécure. Mais que ne ferait-il pas pour ne plus entendre la cloche de brume ? Quitte à mourir après !

Et les deux hommes se mettent en route.

Étrange calvaire que d’avancer dans ce gouffre de néant, dans ce décor apocalyptique. Tout est brisé, tout est souillé, infect. Et on voit glisser autour de soi les objets les plus divers, les fragments de la formidable installation, dispersés, entamés, fêlés, ainsi que parfois, ce qui est plus horrifique que tout, un corps sans vie, tétanique ou disloqué, ce qui donne l’impression d’évoluer au sein d’un océan cauchemardesque.

Éric et Marts progressent, cependant, s’aidant mutuellement. Ils ont perdu de vue le département où demeurent Baslow, les officiers, les deux femmes. Ils contournent des amas de débris, des couloirs bloqués, des paliers défoncés. Ils se heurtent à des malheureux qui sont projetés vers eux en collisions lamentablement ridicules.

Et le froid triomphe !

Le gel commence à s’étendre. Nul n’a d’illusions à se faire. Si l’Inter dans son entier se refroidit, c’est la mort inévitable pour tous les survivants. Plusieurs, luttant à la fois contre les troubles physiologiques consécutifs à l’apesanteur et la névrose engendrée des spectres du passé, tentent de se blottir, voire d’allumer un peu de feu. Dérisoires efforts !

La condensation atmosphérique provoque déjà des parcelles blanches. Bientôt il neigera à travers la planète artificielle.

Deux monstres grotesques, évoluant comme de lourds batraciens qui auraient par instants des grâces de lépidoptères, continuent à se déplacer avec mille difficultés à travers les départements détruits, les parois déchiquetées, repoussant tantôt un vivant et tantôt un cadavre qui viennent lentement vers eux et que très souvent ils ne peuvent éviter.

Éric Verdin et Marts l’assassin cherchent à sauver ce qui peut encore être sauvé.

Ils découvrent des corps, dont on ne sait s’ils appartiennent à des êtres encore en vie, ou sont des cadavres, que le froid commence à raidir en les recouvrant d’une fine pellicule blanche, qui ne fera qu’épaissir dans les heures qui vont suivre.

Certains de ces organismes rigides flottent encore, se butent à cent obstacles et les deux hommes, serrant les dents, font tout pour ne pas entrer en contact.

Enfin, après un temps qu’ils sont bien incapables de déterminer, Éric et son compagnon finissent par atteindre le laboratoire. Ou tout au moins ce qui fut le laboratoire du professeur Baslow.

Tout y est dans un bien triste état. Là comme ailleurs, les culbutes multiples que l’île spatiale a effectuées dès que la gravitation a été coupée ont provoqué des désastres. Tout est sens dessus dessous, en grande partie inutilisable.

Éric, cependant, ne se désole pas trop. On reconstituera l’ensemble. Les subtiles données ne sont-elles pas inscrites dans le crâne de Baslow ? Tandis que lui-même, le témoin, en connaît subconsciemment une certaine partie.

Ils s’aident toujours mutuellement. Se raccrochent, quand l’un d’eux dérive, perdant l’équilibre. D’autre part, le moindre choc lance le sujet bien plus loin qu’il ne veut aller, ce qui occasionne encore une perte de temps, une déperdition de force. Parce que ce genre de progression est particulièrement épuisant.

Éric lutte pour le salut de l’île spatiale et du secret des ondes infernales.

Marts risque sa vie pour ne plus entendre la cloche de brume, pour s’évader de cette prison latente où il est plongé, cette prison du remords vivant.

Parce qu’il l’entend toujours, le lugubre son. Il sait, encore qu’il soit bien peu féru de physique, qu’il le porte en lui mais que si la sphère cesse de fonctionner, tout s’éteindra. Il ne verra plus son crime. Il pourra tenter de n’y plus songer.

Sans compter que tout cela s’embrouille avec les images et les sons conçus par les survivants, tous touchés par les radiations de l’appareil qui capte les ondes infernales venues de si loin.

Les voilà dans les débris, dans les décombres du labo. Éric a un soupir en apercevant la sphère. Intacte ! Bien sûr ! Et une des rares génératrices encore en bon état est justement celle qui la dynamise.

Il suffira donc de couper un contact. On n’aura pas encore sauvé l’île spatiale mais on aura chassé les spectres.

C’est Marts, le premier qui, toujours en cette nage qui est aussi un vol, désigne l’individu à Éric.

Ils reconnaissent un des cosmatelots. Il s’est amarré à un siège pour ne pas dériver. Et il regarde, et il écoute.

Devant trois des écrans disposés dans le labo. Ces écrans qui ont servi de réflecteurs pendant l’expérience dont Marts faisait les frais. Ces écrans qui permettent une observation précise, minutieuse, très nette du film ondio-cérébral dont la sphère prismoïde est l’antenne interstellaire.

Le nommé Gabbès est en train de s’offrir un véritable festival érotique.

C’est sans doute un primaire, mais il a compris au moins le fonctionnement de l’appareil. Par hasard, précipité dans la zone jusque-là interdite par l’accident, il a vu, et entendu, le fruit de sa pensée apparaître avec d’autant plus d’intensité qu’il s’est trouvé devant les trois écrans encore intacts.

Depuis, il regarde. Il se revoit avec une femme d’une grande beauté, une Euro-Terrienne sans doute, brune aux grands yeux bleus, dont le corps se dévoile voluptueusement, dont les spasmes, les gémissements de plaisir, lui apportent un véritable opium dans lequel il oublie le froid ambiant, la perte de l’île spatiale, cette mort qui le guette et dont sans doute il méprise l’approche.

Il est avec sa maîtresse de la Terre et rien d’autre n’existe.

Si bien qu’il semble à peine s’apercevoir de la venue des deux hommes flottants, tout à son extase, à son ivresse lubrique et sentimentale à la fois.

Il ne réagit que lorsque Éric, soutenu par Marts, réussit à joindre le tableau magnétique d’où on commande le mouvement de la sphère et commence à couper les contacts.

— Que faites-vous ? Vous êtes fou ! rugit Gabbès, brusquement arraché à ses délices qui, pour être irréelles, lui sont aussi exquises que le remords peut être atroce pour Marts comme pour tous les criminels.

Car Gabbès, se sachant condamné à une fin prompte, se délecte inlassablement des réminiscences de sa dernière nuit d’amour sur la planète patrie.

— Ça va ! coupe Marts qui ne s’embarrasse pas de politesse. Fous-nous la paix !

Éric, lui, continue son travail. Les écrans s’éteignent. La sphère cesse de ronronner et d’osciller sur elle-même.

Marts crache une sorte de juron qui le soulage. Il n’entend plus la cloche.

À bord, partout, les fantômes disparaissent, les sons, les mots lancinants, heureux ou malheureux, délicieux ou abominables, ont cessé d’un coup. On respire, on pourra se consacrer avec plus de lucidité, de maîtrise, à une tentative de salut de l’engin sinistré.

Mais Gabbès ne l’entend pas de cette oreille. Il se juge frustré, il ne veut pas, lui, que se termine si brutalement l’enchantement.

Alors il a un réflexe stupide, brutal.

Il lance son couteau.

L’arme paraît glisser, lentement, en apesanteur, comme en un film au ralenti.

Mais elle pique droit sur Éric. Éric qui a brisé la magie des ondes.

Et elle l’atteindrait si Marts, d’un geste brusque, ne précipitait son compagnon hors de la trajectoire. Si bien que l’amant de Karine va donner du chef contre l’angle d’une des génératrices, ce qui le fait saigner abondamment.

Vision qui fait bouillir le sang de ce violent qu’est Marts.

Il a en quelque sorte « cueilli » le couteau au vol, ce qui est relativement aisé en raison de l’apesanteur.

Et il le renvoie, visant juste, à l’expéditeur.

Gabbès en la circonstance, Gabbès qui, s’étant imprudemment attaché à son siège, n’a pas liberté de manœuvre pour se mettre hors de portée.

Il a de sinistres soubresauts et son sang commence à jaillir, partant bizarrement en gouttes rouges qui paraissent se promener autour de ce corps frénétique.

Une fois encore, Marts a tué.

Et Éric, lui aussi serti d’une auréole de gouttes sanglantes, qui oscillent lentement comme de tragiques rubis, contemple, halluciné, cette image d’horreur.